-

1963-2021: l’aventure de DP 3/3

Une expérience collective, de la typo au web

éditions de Domaine Public

L’année 1963 voit la fin de la guerre d’Algérie. En France, les «clubs» de réflexion politique fleurissent. En Suisse, l’Exposition nationale de Lausanne, tournée vers l’avenir, se prépare.

La Suisse est alors profondément conservatrice, son économie largement cartellisée. Le débat politique est faible, la presse (particulièrement romande), la radio ou la télévision informent peu et mal sur l’actualité nationale ou régionale. La gauche dispose encore de quotidiens liés au parti socialiste ou au parti ouvrier populaire / parti du travail (communiste), mais ils ne sont pas à même d’effectuer un travail de contre-information. Par la suite les médias commerciaux et publics s’amélioreront de manière marquée, et DP espère avoir joué un rôle d’aiguillon auprès de générations successives de journalistes…

Il ne suffit pas de lire Le Monde ou la revue Esprit. Que faire si l’on veut contribuer au débat, lire des analyses stimulantes, ce qui ne se confond pas avec l’appartenance à un parti ou une association publiant son bulletin? C’est à l’initiative d’André Gavillet, alors enseignant et conseiller communal socialiste à Lausanne, que naît le désir de créer en Suisse romande un journal indépendant et engagé, consacré à la réalité suisse. Une idée similaire émerge dans le milieu universitaire genevois autour de personnalités locales comme le père Kaelin, aumônier catholique des étudiants, et le philosophe Philibert Secrétan.

Un bimensuel

La tâche est alors loin d’être aisée, le web ne se répandra que 30 ans plus tard. Un appel est lancé, l’Association du journal libre est créée et le premier numéro de Domaine Public paraît le 31 octobre 1963. Les articles ne sont pas signés (ils sont assumés collectivement) mais la liste des personnes ayant contribué, bénévolement, à la rédaction figurent à l’impressum: Gaston Cherpillod, Jean-Jacques Dreifuss, Ruth Dreifuss, Pierre Furter, André Gavillet, Jean-Jacques Leu, Marx Lévy, Pierre Liniger, Jacques Morier-Genoud, Philippe Müller, Christian Ogay, Jeanne-Marie Perrenoud, C.-F. Pochon.

Le journal paraît alors tous les 15 jours, sur quatre pages de grand format, sans publicité ni illustration. Il trouve rapidement son public: dans le troisième numéro, sa dénonciation d’un exercice militaire au Lac Noir au cours duquel un simulacre de torture est organisé lui donne un début de notoriété. DP bénéficie de la sympathie des journalistes professionnels et espère avoir joué un rôle d’aiguillon dans l’amélioration notable de la qualité des médias commerciaux et publics qui se produira par la suite.

Les collaboratrices et collaborateurs se retrouvent dans des groupes informels à Lausanne, Berne (dont les membres souvent fonctionnaires fédéraux qui se réunissent au café Rudolf préféreront apparaître au générique sous le seul nom collectif de Rudolf Berner), Genève, Fribourg ou Neuchâtel. Les manuscrits ou «tapuscrits» sont alors transmis physiquement pour être mis en forme et en page à l’imprimerie…

DP hebdomadaire

En 1972, le dernier quotidien socialiste romand, Le Peuple – La Sentinelle, cesse de paraître. DP reprend son petit bureau à Lausanne et devient hebdomadaire, sur 8 pages d’un petit format horizontal. Cela implique des transformations importantes: passage à la société anonyme (dont l’Association du journal libre est jusqu’en 2003 l’actionnaire majoritaire et est restée longtemps le principal) et, pour la première fois, un appui professionnel pour compléter et coordonner celles et ceux qui contribuent bénévolement au journal en se réunissant dans des groupes à Lausanne, Genève, Neuchâtel, Berne ou ailleurs.

Cette transition est réussie sous l’impulsion de Laurent Bonnard, journaliste professionnel venu de la Gazette de Lausanne, à la fois rédacteur responsable et secrétaire de rédaction d’un réseau virtuel éparpillé. Jeanlouis Cornuz y publie son Carnet. Martial Leiter y présentera régulièrement son Point de vue, en dessin.

Au gré des personnes qui se succéderont pour prendre la responsabilité de l’édition et de l’animation de l’équipe, DP adapte sa présentation voire son format et son fonctionnement. Dès la fin des années 80 et l’acquisition du premier Macintosh, DP se met parmi les premiers à la mise en page sur écran du journal et à la transmission électronique des articles, raccourcissant ainsi notablement le délai entre production des textes et publication. L’austère signature collective fera place aux signatures individuelles.

DP 1000 donne l’occasion d’un numéro satirique; quelques personnes s’y laisseront prendre, dont le conseiller conseiller fédéral Delamuraz qui quelques jours plus tard saluera dans un discours l’ouverture de DP à la publicité payante!

Consécration de près de 30 ans d’activité, DP a l’honneur, en juin 1992, d’un numéro parodique (fichier PDF) réalisé par l’équipe de La Distinction, «revue de critique sociale, politique, littéraire, artistique, culturelle et culinaire fondée en 1987», à qui on doit également le Grand Prix du Maire de Champignac.

A la fin des années 90, DP ouvre son premier site Internet (DP 1382): il est alors limité au sommaire et à l’éditorial du dernier numéro, avec libre accès aux articles publiés jusqu’à quatre semaines plus tôt seulement, pour ne pas concurrencer l’abonnement payant.

DP en ligne: en continu, gratuit, viral

A la fin de l’année 2006, la décision est prise de cesser la parution sous forme de journal imprimé et envoyé par la Poste. Changement de stratégie: après le journal payant et une tentative de développement en 2005 d’une partie réservée aux abonnés payants, le site internet devient le moyen privilégié de diffusion, désormais gratuite, de Domaine Public.

Depuis 2007, les articles préparés par l’équipe rédactionnelle bénévole sont publiés en ligne sans délai, libérés des contraintes liées à la parution hebdomadaire et à la mise en page. Ils peuvent être distribués facilement sur les réseaux sociaux, et republiés librement conformément à notre licence Creative Commons. DP tient à la discipline de la publication d’un journal pouvant être imprimé, mis en page au format A4 et annoncé par newsletter aux abonnés. Ce sont les numéros 1716 à 2331 de la collection.

DP fonctionne désormais sur un mode dématérialisé: une personne assure à temps très partiel l’appui professionnel dont la coordination des rédactrices et rédacteurs bénévoles et la production du site et du journal ont besoin. François Brutsch, par ailleurs membre de l’équipe de longue date, a rempli cette fonction dès avril 2007 et porté la transformation de DP jusqu’à sa retraite en mai 2020.

Dès mai 2010, le site Internet est repensé pour son rôle de média en ligne et régulièrement enrichi, avant l’ultime version rétrospective actuelle d’avril 2022, par les soins du webdesigner et développeur fribourgeois Mirko Humbert.

Les coûts de cette formule sont considérablement réduits et largement couverts par les dons de plusieurs centaines de lectrices et lecteurs fidèles, la diffusion ne faiblit pas puis se renouvelle. Cela représente un nouveau tournant important dans le fonctionnement de l’équipe qui adopte alors les outils mis librement à disposition par Google pour l’édition collaborative en ligne des articles et les vidéoconférences comme mode de travail principal. DP expérimente aussi la distribution sur les réseaux sociaux et l’interactivité avec les lectrices et lecteurs, mais aussi les difficultés que cela présente, qui conduiront à renoncer à la publication de commentaires (DP 2236).

Force est cependant de constater que les nouveaux modes de communication numériques ont aussi modifié le rapport à la réflexion collective, à l’apprentissage et au partage critique, rendant plus difficile qu’auparavant l’agrégation de nouvelles plumes pour le renouvellement de l’équipe, ce qui a conduit à la décision d’arrêter la publication de DP en juin 2021.

La société éditrice est entrée en liquidation en février 2022 sans dette, ses actionnaires décidant d’attribuer le solde de ses fonds à trois projets à part égale: la Fondation Hirondelle à Lausanne, l’Observatoire romand du droit d’asile et des étrangers à Genève et Gotham City à Pully. Fin de l’aventure, dont la collection sur ce site témoigne qu’elle fut passionnante.

Les imprimeries (1963-2006)

  • Raymond Fawer, Renens (1963-1979)
  • Imprimerie des Arts et Métiers SA, Renens (1980-2000)
  • Imprimerie Ruckstuhl, Renens (2001-2003)
  • Presses centrales, Lausanne (2003-2004)
  • Imprimerie du Journal de Sainte-Croix (2005-2006)

Les responsables de l’édition (1963-2021)

  • André Gavillet (1963-1970)
  • Henri Galland (1970-1971)
  • Pierre-André Goy (1971-1972)
  • Laurent Bonnard (1972-1985)
  • Francine Crettaz (1985-1986)
  • Marc-André Miserez (1986-1987)
  • Pierre Imhof (1987-1994)
  • Valérie Bory (1994-1996)
  • Claude Pahud et Géraldine Savary (1996-1999)
  • Géraldine Savary (1999-2002)
  • Marco Danesi (2002-2007)
  • François Brutsch (2007-2020)
  • Sophie Nedjar (2020-2021)