Les coques en carton-pâte blanc cernent le palais de Rumine. Le 6 mai
1976, sept sculptures d’automobiles montées par le groupe Impact
envahissent les escaliers et les couloirs du bâtiment qui célèbre le
vernissage d’Art et collectivité, exposition organisée par
l’Association des peintres, sculpteurs et architectes suisses (SPSAS).
Les voitures provoquent un bouchon «mémorable». La galerie s’amuse et
René Berger, directeur du musée des Beaux-Arts, interrompt son discours
d’ouverture pour rire avec l’assistance. Même André Kuenzi, pape de la
critique d’art de l’époque, applaudit des deux mains dans les colonnes
de 24 heures.
On rit moins quelques jours plus tard, quand les œuvres, d’abord
sorties du palais sur la place de la Riponne, échouent ensuite à
l’usine d’incinération après avoir été enlevées par les employés de la
voirie. Les artistes, qui n’ont pas été informés par les autorités,
reçoivent comme seule communication une facture de 141.50 francs pour
couvrir les frais de l’opération. Facture qu’ils refusent de payer. La
destruction des «automobiles» provoque la polémique et quelques
interpellations au Grand Conseil. Les médias lui consacrent articles et
reportages au nom des droits des créateurs. Le groupe, scandalisé par
le sort réservé à ses œuvres, invoque, sans trop d’espoir, l’article 45
du code pénal qui sanctionne l’atteinte à la propriété privée.
L’ordre et la contestation
Impact, fondé à la fin des années soixante, fait de l’art en agitateur.
Ses membres investissent leur environnement proche pour en débrider
l’ordre et l’évidence. Happening et action doublent discours et
programmes. Jean-Claude Schauenberg, Jean Scheurer, Henri
Barbier, et d’autres encore, occupent les lieux publics,
parasitent la vie en société. Ils malaxent objets, signes et
langages, réels ou imaginaires, avec l’ambition drôle et sérieuse de
les sortir de leurs gonds. Ils cherchent le court-circuit, le choc
insensé qui fait péter les plans. Les voitures en papier mâché, lancées
à la fois parmi les vrais véhicules sur les routes lausannoises et
contre les murs du musée, entravent la fluidité de la circulation, déjà
émaillée de bouchons, et sabordent le rituel routinier des expositions.
Plus précisément encore, d’un côté, le cortège des coccinelles en
plâtre persifle la construction du parking de la Riponne qui a
transformé le «forum» d’antan en désert urbanistique, en toit pour les
quatre roues. De l’autre, il se moque du protocole officiel qui
corsette un événement, pourtant promis à une certaine transgression.
Cohérent avec son envie d’aérer cerveaux et habitudes, le groupe
propose ainsi de consacrer les cimaises des Beaux-Arts aux vraies
voitures qui pourront se garer et faire le plein sous les voûtes
voulues par Gabriel de Rumine au début du xxe siècle.
Impact d’actualité
La fête pour le centenaire de la bâtisse, ouverte en 1906, oublie
l’action, effacée jusqu’à disparaître de la mémoire officielle. Et pour
cause. L’acte a fait certes beaucoup de bruit sur le moment, mais une
fois parti en cendres et la verve des journalistes épuisée, il
s’évanouit dans un siècle d’histoire, plutôt tourné vers l’éloge de
l’héritage et du patrimoine que le rappel d’un trouble éphémère gardé
dans l’intimité de ses auteurs.
Cependant, la déferlante des «fausses» voitures sur le palais de Rumine
a encore quelque chose à dire, au-delà de la nostalgie et des anecdotes
de vieux combattants. Car elle touchait au sens et a l’enracinement,
symbolique et en béton, d’un musée des Beaux-Arts. Surtout à Lausanne
où le projet de déménager au bord de l’eau toiles et sculptures
agonise, otage des comptables et des opportunismes politiques, sans
parler de résistances plus philosophiques qui ont au moins le mérite de
vouloir un «autre musée», à défaut d’en envisager un nouveau.
Elle pillait d’un geste, tour à tour insouciant et responsable,
l’optimisme coupable d’une croissance économique roulant vers le
précipice ; la crise pétrolière frappe six mois plus tard alors que les
villes et les autoroutes sombrent peu à peu dans un trafic incessant,
proche de l’étouffement. Débandade qui s’accélère chaque jour depuis
trente ans, dans les files de pendulaires à moteur à la recherche d’une
place de parc. Au point de rêver d’un feu salvateur pareil à celui qui
a brûlé les carrosseries immaculées d’Impact.
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