La remémoration se déclenche à partir de l’ébranlement causé par la
mort du père : il faut essayer d’y voir clair dans ce chagrin profond
qui saisit Alexandre Voisard, et le récit de ce qui a été vécu avec, et
contre, ce père doit y aider. Mais il faut aussi prendre conscience de
ce que maintenant, il n’y a plus personne en amont, si bien que
l’effort de mémoire se fait en direction des enfants, pour qu’ils en
sachent un peu plus sur leur père que ce dernier n’a pris la peine d’en
savoir sur le sien. S’ensuit un récit tout à fait étonnant pour qui
voudrait saisir les éléments déterminants de la vocation d’un poète.
En effet, le jeune Alexandre, dit Coco, d’une famille ajoulote de six
enfants, père instituteur et mère au foyer, n’offre aucun des signes
particuliers que l’on aurait tendance à accorder à un futur poète, si
ce n’est une insatiable curiosité des choses et un tempérament qui le
pousse à vivre avec exaltation la moindre des circonstances que la vie
lui offre. C’est ainsi que le jour où il croit avoir découvert, et
violé, le secret du «cœur de la terre», il en conçoit une terreur et
une culpabilité qui le poursuivront longtemps. De même, le meurtre d’un
crapaud à coups de couteau ne sera jamais expié, sauf peut-être par la
poésie : «[…] C’est à moi/que le lierre parle d’amour/que le crapaud
bouffi adresse/des signes de reconnaissance […]».1
Une chance cependant qu’il n’a pas su saisir et dont le regret le point
aujourd’hui encore, ce sont les encouragements incessants que lui
prodigue son père à faire de la musique (mais la poésie est, elle
aussi, musique). Comme beaucoup d’instituteurs de ce temps-là, le père
de Voisard était un excellent musicien amateur. Pour lui, il allait
sans dire que Coco «ferait de la musique». D’où la ritournelle qui
scande le récit, sous la forme d’une question paternelle répétée,
masquant un reproche : «Et ta musique ?» Des décennies plus tard, le
poète avoue : «J’avais tout pour m’accorder à cet art que, l’âge
venant, je vénère de toutes mes fibres et que j’ai négligé par sottise
et paresse, alors que mon père, musicien amateur exemplaire,
m’encourageait sans relâche». (Le Mot musique, p. 44.)
La guerre mobilise le père et réduit la famille à la portion très
congrue. Le jeune Coco, fasciné par les armes, rêve de hauts faits,
néglige l’école et rôde à la frontière. Il ira jusqu’à piller le carnet
d’épargne de sa sœur, en contrefaisant la signature paternelle, pour
apporter du chocolat aux maquisards. Faux dans les titres, abus de
biens familiaux, Coco tourne au chenapan. Il le paiera durement d’un
séjour à la ferme sous la férule d’un paysan féroce, puis de longs mois
en Suisse alémanique, avant de voir poindre le bout du tunnel de ses
révoltes adolescentes. La découverte d’Eluard, et de bien d’autres, la
rescousse d’amis qui vont le conseiller, l’aider et le suivre dans son
itinéraire de recherche de soi, le tout couronné par la rencontre
décisive, celle de sa compagne, tout cela va forger l’adulte et le
poète que nous connaissons.
Pour conclure, voici ce beau poème du retour aux sources :
«Parvenu au port après tant de peine
j’aurais voulu remonter le courant
non pas faire machine arrière
pas davantage que battre en retraite
après tout la mer était si belle
mais revenir à petites brasses sur mes amours
me dévêtir à nouveau dans le lit des rivières
déserté bien trop tôt
à petites gorgées remonter la voie des eaux
pour découvrir enfin peut-être
ce qui dort dans le silence étroit des sources.»2
Alexandre Voisard, Le Mot musique ou L’Enfance d’un poète, Orbe, Bernard Campiche Editeur, 2004.
1Alexandre Voisard, Fables des orées et des rues, «Au pas de la servante», Orbe, Bernard Campiche Editeur, 2003.
2Alexandre Voisard, Sauver sa trace, Orbe, Bernard Campiche Editeur, 2000.
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