Quand les politiques demandent aux consultants des rapports et des solutions, et que ceux-ci réinventent des propositions déjà élaborées par d’autres instances politiques, n’en faudrait-il pas tirer les conclusions et redonner toute leur place aux institutions démocratiques?
Le canton de Vaud vient de commander un rapport à la fiduciaire Atag Ernst & Young concernant les « processus du Revenu minimum de réinsertion (RMR) et de l’Aide sociale vaudoise des Centres sociaux régionaux (CSR) ». Les CSR ont été mis en place dès 1996 dans le cadre de la régionalisation de l’action sociale vaudoise ; le RMR, quant à lui, a été introduit au 1er juillet 1997, avatar de trois projets proposés par trois conseillers d’État successifs entre 1993 et 1996.
Atag Ernst & Young a déjà réalisé début 1999 une étude d’évaluation des Offices régionaux de placement : elle s’occupe désormais des CSR. Dans les deux cas, on se demande ce qu’ont coûté ces études, si elles ont été décidées par le législatif et, surtout, pourquoi et avec quel but on a fait appel à des consultants de cette sorte pour les réaliser, alors même qu’ils ne sont pas spécialistes de ces domaines.
Confidentialité contre démocratie
Ce rapport sur les CSR est confidentiel, comme l’est d’ailleurs le premier rapport intermédiaire d’évaluation du RMR d’octobre 1998 (prof. Cunha) : confidence pour confidence, ces deux rapports font, pour une partie de leurs remarques, double emploi.
Pourquoi cette confidentialité ? Il ne s’agit pas de secrets d’État. Mais la confidentialité permet les manœuvres politiques, comme celles du Conseil d’État genevois, qui n’a rendu public le rapport d’évaluation du Revenu minimum cantonal d’aide sociale que fin mars 1999, alors que ce rapport était terminé dès janvier 1997 : le Conseil d’État genevois a préféré le garder à l’ombre jusqu’à ce que ses résultats soient, comme il le dit lui-même, dépassés ; c’est une manière de concevoir la politique.
Réinventer la roue
Le rapport sur les CSR a pour but d’élaborer un modèle et de proposer des « mesures d’amélioration des structures et des processus de production pour développer une vision optimale » (!). Différentes mesures sont avancées par les « experts ». Outre une disposition concernant l’informatique, la première mesure serait que l’État définisse sa stratégie sociale, en 4 à 6 séances sur 6 mois avec 10 à 12 personnes choisies (mesure proposée, pour qu’on la comprenne bien, à quatre reprises dans les 27 pages du rapport). Le Conseil d’État vaudois a déjà eu une idée de ce type en 1997, lorsqu’il a demandé à quelques professeurs de l’aider à penser sa politique, y compris sa politique sociale, jusqu’en l’an 2000 ; le rapport, rendu, a été aussitôt oublié. La démocratie ne voudrait-elle pas que ce soit le législateur qui s’occupe de définir la politique de l’État et non un panel de personnes choisies ?
Une autre mesure proposée par Atag Ernst & Young est de fusionner les régimes de l’aide sociale vaudoise (ASV) et du RMR. Belle idée ! Il faut cependant rappeler qu’en septembre 1997 déjà le Conseil d’État a remis un rapport au Grand conseil qui contenait une mesure allant beaucoup plus loin, visant au moins une harmonisation ou, mieux encore, une intégration de toutes les aides individuelles cantonales, y compris les bourses d’études et d’apprentissage ; en outre, le député socialiste Gottraux a déposé au Grand conseil en 1998 une motion demandant la fusion des deux régimes ASV et RMR. Les consultants suivent-ils les débats du Grand conseil ?
Le rapport dit ensuite qu’il faut redéfinir les ratios de gestion dans les CSR, c’est-à-dire réfléchir à une meilleure adéquation entre les demandes et les ressources, en fonction des régions. Depuis la régionalisation de l’aide sociale, on sait en effet que certaines régions sont sur-dotées en personnel en fonction des demandes, tandis que d’autres sont au contraire sous-dotées. Ce n’est donc pas une idée neuve, loin s’en faut. Une commission a d’ailleurs été mise en place dès 1995 pour réfléchir à cette question, des séances d’information sur un nouveau modèle ont même été organisées fin 1997 : avec le changement de Chef de département, la commission a cessé ses travaux sans les achever.
On pourrait continuer longtemps à décortiquer ce rapport : les « experts » semblent regretter le fait « qu’il est vain de vouloir standardiser le fonctionnement du cerveau » ; ils affirment comme un acquis qu’il faut « faire pression » sur les personnes suivies par les CSR « pour qu’elles s’améliorent » ; ils proposent des changements d’infrastructure permettant d’avoir un parking dans chaque CSR (!) et développent l’idée selon laquelle il faudrait, dans toutes les régions, regrouper les lieux du social, selon le principe, bien connu des centres commerciaux, du « one stop shopping » (sic). On croit rêver.
Priorités politiques
La question qui se pose est celle de la valeur de ce type d’« expertise », de l’intérêt qu’il y a à faire appel à des consultants pour analyser, rapidement, sans beaucoup de méthode ni de connaissances, le fonctionnement de tel ou tel service : les questions amenées sont politiques et c’est une des erreurs les plus grossières du New Public Management de vouloir nous faire croire le contraire.
Le régime du RMR est, dès le départ, un compromis problématique. Il a donné lieu à une réglementation kafkaïenne qui montre que ce régime a été mal pensé. Alors que des centaines de bénéficiaires vont arriver en juin 1999 en fin de droits RMR, il serait urgent que l’État décide où il met ses priorités : dans l’amélioration de l’aide aux personnes, en utilisant ce qui a déjà été fait et en appliquant les principes proposés dans le scénario d’intégration des aides individuelles, ou dans le payement d’« expertises » de cette sorte.
Jean-Pierre Tabin, professeur à l’Ecole d’Etudes sociales et pédagogiques
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