Mon professeur de philosophie, un abbé adepte de saint Thomas d’Aquin, devenu évêque depuis, nous interdisait de lire Nietzsche. Motif : l’auteur, dangereux, pouvait conduire des adolescents au suicide ou à la rébellion. Cet avertissement, bien sûr, nous mena au réflexe inverse. Combien d’étudiants découvrirent Ainsi parlait Zarathoustra parce qu’il était soumis à l’index philosophico-ecclésiastique ? Frédéric Pajak, dessinateur-écrivain s’est lancé sur les traces de Nietzsche, mais pas pour les mêmes raisons. C’est sans doute parce que la figure du père le hante : son père à lui, mort dans un accident de voiture, à trente-cinq ans, ses pères adoptifs, funambules errants, poètes, orphelins eux aussi. Nietzsche, Césare Pavese : des destins croisés, dont le lien est plus sentimental, furtif, qu’historique. Leur ville-refuge, leur ville-tombeau, c’est Turin, pour tous les deux, cette cité à la beauté nonchalante et austère, qui recueille les fantômes, cache les plaies, apaise ou attise les « immenses solitudes ».
Frédéric Pajak en dresse le portrait ; il jette des ponts entre dessin et écriture. Des rues, aux larges pavés, qu’on devine frappés par les foules, des gares, désertes, le fleuve, j’ai vu les grandes volailles blanches sur le Pô. Sous les traits sombres perce la lumière, derrière la nostalgie perdure, malgré tout, l’enchantement et le mystère des voix aujourd’hui silencieuses.
Mais l’écho des cœurs traverse le livre ; l’enfance des deux écrivains, leurs amours, leurs déambulations affectives. On y rencontre les mères, les sœurs, les amantes, figées dans un album de famille recomposé par Pajak. Et dans ses portraits la solitude triste de Cesare Pavese répond à celle, plus fébrile, de Friedrich Nietzsche. Enfin, en un clin d’œil, apparaît Pinocchio : l’histoire d’un pantin naissant à l’enfance par l’amour d’un père aimant. Un bienheureux. gs
Frédéric Pajak, L’immense solitude, Puf, Paris, 1999.
Les dessins du livre de Frédéric Pajak sont exposées à la galerie ESF-Espace Saint-François, 12 place Saint-François, à Lausanne, jusqu’au 13 novembre (tél. 021/320.41.60).
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