La dynamique de la croissance semble faire peur aux responsables des finances publiques, au niveau des cantons comme de la Confédération.Jean-Pierre Ghelfi, économiste, s’interroge, dans L’Evénement syndical, sur les raisons de cette méfiance.
«Kaspar Villiger, le grand argentier de la Confédération, ne sait trop s’il doit en rire ou en pleurer. Encaisser, pour la troisième année consécutive, plusieurs milliards de francs de plus que prévu devrait conduire le conseiller fédéral à afficher un large sourire. Mais avoir si mal fait ses prévisions, en annonçant des déficits qui se transforment en excédents, l’amène à faire la grimace. [ ?]
» Des experts vont être saisis du problème. A eux de dire ce qui cloche dans la manière d’établir des prévisions budgétaires. Le Département fédéral des finances demandera un Òdeuxième avisÓ, à l’instar d’un patient qui sollicite un deuxième médecin pour savoir si le diagnostic posé par le premier est correct.
» La source de ces erreurs à répétition est pourtant facile à identifier. Le Département fédéral des finances ne parvient pas à prendre en compte la dynamique de la croissance économique. L’expansion engendre un cercle vertueux. Non seulement les rentrées fiscales progressent sous lÔeffet de la hausse des revenus et des échanges commerciaux, mais aussi certaines dépenses diminuent, en particulier celles liées au chômage et aux aides sociales. Double action qui permet d’inverser rapidement le fléau de la balance : si la récession le fait pencher du côté des chiffres rouges, l’expansion l’amène dans les chiffres noirs.
» Ce mécanisme est si simple et si évident qu’on peut s’étonner que la Berne fédérale ne parvienne pas à l’intégrer dans ses méthodes de travail. Cette incapacité à penser la croissance n’est toutefois pas propre aux services fédéraux. Le problème est beaucoup plus général. C’est la Suisse tout entière qui se comporte comme si la croissance comportait au moins autant de risques que d’avantages. Sitôt que l’expansion revient, on s’en inquiète et on se prépare à prendre des mesures pour la freiner et éviter son éventuel emballement.
» Les chiffres du taux de croissance du produit intérieur brut (PIB) traduisent ce comportement : mesurés sur les deux ou trois dernières décennies, ils sont, en Suisse, sensiblement inférieurs à ceux de l’Union européenne et des Etats-Unis.
» L’attitude de la Suisse face aux richesses créées par la croissance économique est difficile à expliquer. Elle est probablement liée à de solides restes de morale calviniste, qui prône la sobriété et la simplicité, pour ne pas dire le dénuement. En tout cas, il est clair, même si le discours officiel affirme souvent le contraire, qu’on agit comme si l’on se méfiait des améliorations possibles du bien-être des gens, comme si les plus obtenus un jour devaient nécessairement être suivis par des moins.
» Une telle mentalité fait évidemment des ravages lorsqu’elle s’applique à la manière de conduire une politique économique. On ne cherchera surtout pas à l’influencer pour ne pas rompre l’ordre naturel des choses. Et en matière financière, on considérera que les déficits sont la règle, les bonis l’exception.
» Ce que nous avons vécu ces dernières années est la parfaite illustration de ces propos : la perspective de déficits subsiste dans les têtes bien que la croissance, après une longue période de récession, soit de retour. Et comme on ne parvient pas à intégrer cette nouvelle donnée, les excédents deviennent des Òdivines surprisesÓ. Comme si le Très Haut y était pour quelque chose ! Et l’invoquer n’est assurément pas la bonne solution pour améliorer la qualité des prévisions ! »
Jean-Pierre Ghelfi, dans L’Evénement syndical, 16 janvier 2001.
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