Quand l’auteur, Raymond Carver, s’échappe du récit, le lecteur s’y raccroche. Un livre qui rend la banalité passionnante.
Quand on se met à rayer des mots qu’on vient d’ajouter, disait Raymond Carver, la nouvelle est finie. Textes posthumes peut-être moins peaufinés que d’habitude, ces courts récits recèlent quand même toutes les qualités qui ont fait de Carver un des maîtres du genre.
Sobriété de l’évocation
Comme souvent chez l’auteur des nouvelles qu’on a vues adaptées dans Short Cuts de Robert Altman, les cinq histoires nous plongent dans une Amérique moyenne déambulant entre difficultés conjugales et problèmes d’alcool, loin des stéréotypes rassurants de la réussite sociale. Pas de noirceur toutefois de la part de Carver, qui ne force surtout pas le trait, ni des personnages, ni des situations. La sobriété de l’évocation, le récit épuré, façonnent un univers qu’on qualifierait un peu rapidement de banal. Les nouvelles de Carver assument en effet le quotidien, trajet en voiture, journée de pêche ou visite d’un appartement meublé, quotidien pourtant sans prix pour celui qui l’observe. Ce qui compte, c’est le regard. En suivant Maupassant, « Il y a dans tout de l’inexploré, parce que nous sommes habitués à ne nous servir de nos yeux qu’avec le souvenir de ce qu’on a pensé avant nous sur ce que nous contemplons. La moindre chose contient un peu d’inconnu ».
Des survivants
Les personnages de Carver n’affrontent pas leurs problèmes en suivant un quelconque idéal, mais subissent les événements, en antihéros. Laissés pour compte du rêve américain, ils n’ont que leur quotidien, leur « banal », justement, pour survivre. Malgré la tristesse d’une séparation, le malheur d’un deuil, la vie continue. En cela, ils sont terriblement attachants, proches du lecteur. Myers, par exemple, personnage de la nouvelle Du bois pour l’hiver, est un écrivain au sortir d’une cure antialcoolique. Installé provisoirement chez un couple de téléphages mangeurs de pop corn, il ne fait rien de ses journées, au point qu’il écrit « Rien » sur son cahier avant de s’endormir. Jusqu’à ce qu’il débite seul en une journée la réserve de bois du couple, et reparte sur la route, le goût d’écrire revenu.
Le plaisir de lire Carver, c’est surtout de partager les rêveries d’un narrateur un peu indifférent, dont le regard « décroche » souvent de la scène. Le vol d’un oiseau, le bruit d’une cascade le distraient d’une situation dont il reste en retrait, attitude qui relativise l’agitation lassante de la société des hommes. Le rêve est d’ailleurs un thème récurrent et finement inséré dans le tissu du tangible, tels ces chevaux blancs de la nouvelle Appelle si tu as besoin de moi, échappés de leur enclos, apparition fantomatique dans le jardin d’une villa. Avec ces pages, Carver nous rappelle encore une fois qu’il a pu s’échapper lui-même des boulots de misère, des drames affectifs et de l’alcool en cultivant brillamment son imaginaire. Jacques Muhlethaler
Raymond Carver, Qu’est-ce que vous voulez voir, traduction François Lasquin, Edition de l’Olivier, Paris, 2000.
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