Dans la marée littéraire française et ses féodalismes peu propices à la nouveauté, il est parfois des miracles éditoriaux : expédié par la poste, sans nul soutien ou passe-droit, Rapport aux bêtes de la jeune valaisanne Noëlle Revaz, établie à Lausanne, a été directement accepté et publié.
Le premier roman de cette enseignante de latin constitue avant tout une prouesse de langage. Celle-ci consiste à façonner, créer de toutes pièces, à partir de formes détournées voire désossées du langage courant, un récit oralisé, confié au narrateur Paul. Tout le récit nous parvient à travers le monologue de cet exploitant agricole, et de son point de vue singulier. Entrer dans le cerveau de Paul, quel étrange parcours ! Il y règne une langue brisée d’allure rustique, saturée de formulations régionales détournées, qui se heurte sans cesse à un vocabulaire rare ou raffiné, mais savamment utilisé de travers ? Paul, rusé et brutal, voit son domaine comme un monde à assujettir et ordonner. Violent avec sa femme Vulve et avec ses enfants moins bien traités que les bêtes à qui il ramène toutes ses émotions, Paul s’avère macho, raciste, voire pervers à souhait, etc.
Mais voilà que dans cet univers confiné de méfiance paranoïaque surgit Jorge Ð que Paul appelle toujours Georges, car
« ici on n’est pas des étrangers » Ð un ouvrier agricole portugais. Entre méfiance, complicité et étonnement, commence une étrange danse à trois. On frôle à chaque instant le crime ou l’amour révélé. Tout cela évoque le huis clos dans Polenta (1980) de Jean-Marc Lovay ou certains texticules de Samuel Beckett. In extremis, c’est la délicatesse de Jorge qui toujours parvient à négocier les pires situations (la maladie de Vulve, les soucis de la ferme). Ainsi, peu à peu, en arrive-t-il à presque humaniser son patron ? Le roman se termine, après le départ de l’ouvrier conciliateur (comme si on avait croisé les intrigues de La Beauté sur la terre et de Passage du poète) par un savoureux pastiche du Livret de famille vaudois pour lequel le vieux mâle Ramuz s’était battu les flancs, sur commande, en 1941.
Lectrice ou lecteur, vous et moi ne sommes pas épargnés par cette langue concassée et répétitive, plus proche de celle du Céline des dernières années que du romancier vaudois, d’ailleurs.
D’autant que, par un tour de force spéculaire, le roman nous ménage une belle place, celle de ruminants de la parole littéraire : alors que Paul nous conte son histoire à grandes fourchées, ses chères bêtes ne cessent pas de manger : « Je parle aux vaches et je donne la présence » ? Excellente pâture, et bonne lecture !
Jérôme Meizoz
Noëlle Revaz, Rapport aux bêtes, Gallimard, 2002, 226 p.
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