Tout chaud sorti de presse, le dernier livre d’Adrien Pasquali
Auteur d’essais remarqués sur Nicolas Bouvier ou de récits de voyage, Adrien Pasquali a publié sept romans dont certains (Les Portes d’Italie, 1986) évoquaient ses origines italiennes, et son enfance d’immigré en Suisse. Le Pain de silence, bref récit qui paraît aujourd’hui, reprend ce thème sur un plan intérieur. C’est l’histoire d’un homme devenu écrivain pour habiter un silence originel, celui de ses parents, qui l’a autrefois menacé, diminué, angoissé.
Culpabilité sociale
Le récit n’est fait que de deux phrases, monologues intérieurs sans début ni fin : l’une brode ou tisse autour de la phrase de la mère, « sans doute n’as-tu jamais été un enfant », et développe les thèmes du mutisme, de l’affection manquante ; l’autre reprend sans cesse une phrase du père, « parlez plus doucement », à travers laquelle émerge le racisme des voisins, les humiliations d’une famille d’ouvriers italiens des années 60, cette discrétion apeurée qui est le lot de tant de dominés.
Si la mère, de par sa maladie et son silence sur le passé, semble transmettre le malaise psychique qui fait de l’enfant un « bagnard jamais baigné cassant du caillou », le père, par contre, par sa fatigue de travailleur et son effacement génère la culpabilité sociale, la « faute imaginaire », la dévalorisation de soi. Le récit tourne autour du silence comme un « pain » commun ingéré par cette famille, qui se voit symboliquement privée d’interlocution :
« [ ?] les rares occasions où nous aurions pu nous dire quelque chose, c’était pour manger-boire, avoir la bouche pleine et donc ne pas pouvoir parler, la boucle était bouclée, la bouche aussi, et nous étions réunis, nous étions ensemble sans avoir rien de commun que nos bouches bouclées, c’est ça, chacun pour soi, tous pour personne [ ?]».
Litanique et ressassant, le récit reprend des refrains, parfois des proverbes savamment démontés et remontés selon les lois de la consonance. Jeux de mots pleinement motivés, virtuosité vouée à faire le tour de la pauvreté initiale des moyens de comprendre sa condition. L’écrivain n’émerge de ce bloc de mutisme que tardivement («je n’aurais jamais été pas-parlant dans la douceur ») en composant avec le silence, en l’utilisant plutôt que de le contrer, afin de parachever sa naissance en réintégrant le « bain » des paroles initiales. Ce qu’il nous conte en toute intimité ici, Pasquali l’avait déjà théorisé dans Filiations et filatures, un essai de 1991, par la notion de « creux de parole », faille et chance pour l’écrivain de conquérir une voix propre.
D’une rare unité, dense et maîtrisé, émouvant jusque dans la ponctuation utilisée pour modeler le silence et les bribes de mots, Le Pain de silence est sans doute parmi les plus forts récits de cette rentrée de printemps.
Jérôme Meizoz
Adrien Pasquali, Le Pain de silence, Zoé, 1999, 123 p.
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