Surtout dans les premiers temps au Conseil fédéral, Ruth Dreifuss aimait à préciser qu’elle dirigeait le département des affaires quotidiennes. Histoire que personne ne confonde le DFI avec un ministère de l’intérieur à la française, chargé du maintien de l’ordre et de la sécurité – intérieure, pas sociale. Histoire aussi de signaler qu’elle s’intéresse avant tout aux questions concrètes, aux préoccupations des gens, de ces gens qu’elle aime tant et dont elle sait gagner l’affectueux respect individuel, à défaut d’une sympathie collective qui lui aura été de plus en plus chichement accordée.
Mais en vérité, par-delà la préférence affichée pour le concret et l’immédiat, Ruth Dreifuss ne perd jamais de vue la vraie dimension de l’action politique, la perspective à long terme dans laquelle s’inscrit toute décision et option gouvernementale, fût-elle d’apparence circonstancielle. Les yeux rivés sur l’horizon social, elle dépasse et surpasse tous pièges et obstacles, avec un calme qui énerve tout particulièrement ses nombreux adversaires, pas tous bourgeois sur certains dossiers.
De fait et malgré ses allégations, Ruth Dreifuss n’aura pas été à la tête du département de la vie quotidienne mais bien de celui de l’avenir. Quoi de plus lié au futur que la formation, la recherche, la culture et, par définition et sémantiquement, la prévoyance sociale? Comment soupçonner que le renoncement à l’Office de protection de l’environnement en 1997 signifie l’abandon de l’écologie, pensée d’avenir? Là où d’autres se seraient contentés de gérer au jour le jour, elle a tenté, obstinément, de mettre en perspective et de préférer toujours la cohérence à long terme aux éventuels succès immédiats. Quitte à devoir affronter l’impatience continuelle et des incompréhensions successives de la part de celles et de ceux qui, à tort ou à raison, voudraient des résultats plus visibles.
A cet égard, le cas de la l’assurance-maladie est tout à fait symptomatique. Ce dossier impossible, complexe à l’extrême et chargé de toutes les émotions et des multiples intérêts en cause, passe pour le plus lourd hérité et travaillé par Ruth Dreifuss, qui le transmet ouvert, forcément, à celui ou celle qui le reprendra au Nouvel-An. Elle semble avoir réfléchi (trop) longtemps à des mesures qui se sont soit heurtées à l’opposition de la majorité gouvernementale ou parlementaire, soit révélées inadéquates: dans le temps, par rapport aux comportements des acteurs et consommateurs, en raison de leurs effets pervers, etc.
Et pourtant, la Cheffe du DFI a la conviction d’avoir mené pied à pied le bon combat, d’avoir perdu nombre de manches et batailles mais d’en avoir gagné d’autres, plus décisives: la révision d’une LAMal vieille de près de cent ans, l’adoption d’un nouveau tarif médical, l’échelonnement des primes selon le revenu, la fin de l’obligation de contracter.
C’est comme ça: l’essentiel est invisible pour les yeux, pour parler comme Le petit Prince. Et la cohérence n’apparaît qu’avec le temps. Evidemment fâcheux à l’ère de l’immédiatisme mass-médiatique. Pour tenir le coup, il y faut de la persévérance, de la suite dans les bonnes idées, de la confiance dans la raison humaine, de l’humour aussi, qui relativise les choses et remet tout, à commencer par soi-même, à sa juste place.
Ce qui permet à Ruth Dreifuss d’affirmer que ses presque dix ans de Conseil fédéral n’auront pas été la période la plus importante de sa vie et de se tourner avec gourmandise vers ce troisième âge qu’elle s’apprête à savourer comme un luxe. On s’en réjouit pour elle, et pour ses amis qui s’impatientent de la retrouver plus souvent, toujours aussi attentive et calme, mais ne contrôlant plus vraiment ses beaux éclats de rire. yj
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