La vie des mots, des termes, des acceptions renseigne non seulement sur l’évolution de la langue, mais aussi sur la société qui la parle. Car le vocabulaire n’échappe pas au phénomène de mode : vogues et désaffections se succèdent, proportionnées les unes aux autres. Spontanée, l’alternance est parfois exploitée, forcée, comme pour étouffer un terme déplaisant et se débarrasser du même coup de l’idée qu’il exprime.
Voyez le mot « durable ». Depuis le Sommet de Rio en 1992, cet adjectif accompagne immanquablement le substantif développement, et quelques autres. Un projet qualifié de durable augmente ses chances de réalisation. Le label « durable/nachhaltig/ sustainable » devient le passe-partout du législateur et du gestionnaire en matière d’environnement bien sûr, mais aussi de politique sociale, de sciences techniques, voire de macroéconomie.
Et quand on aura usé à tout propos du terme durable, il perdra évidemment de son sens. Il ne correspondra plus à l’exigence, très forte et précise, des participants au premier Sommet de la Terre. Banalisé à son tour, l’adjectif « durable » rejoindra les formules aseptisées du langage politiquement correct et entrera, peut-être, dans les dictionnaires historiques des langues où il aura fait momentanément florès.
Mais il y a plus que la mode et la démode, dans la mesure où le langage aussi exprime des rapports de force. Quand, dans les années septante, le critère de durabilité devint l’un des éléments principaux pour l’appréciation des produits, les fabricants d’automobiles et d’appareils ménagers, premiers visés, résistèrent, invoquant normes de sécurité, pratiques usuelles et autres barrières non commerciales. Depuis lors, toutes sortes d’experts en obsolescence planifiée et en protectionnisme corporatiste ont à leur tour confondu croissance et gaspillage, développement et accroissement quantitatif.
Avec la crise des années nonante, la notion de durabilité a pénétré les esprits les moins écolos. Dans les faits, la résistance du début s’est muée en accompagnement résigné. Dans les discours, les prétextes initialement invoqués sont remplacés par autant de proclamations émouvantes.
Tant de zèle verbal ne saurait faire illusion. La droite économique est experte en maniements de mots. Quand ils lui conviennent, elle les répète jusqu’à l’écœurement : revitalisation, flexibilité, compétitivité, etc. Quand au contraire ils lui déplaisent, parce que leur signification la dérange, elle sait fort bien les étouffer, par la surdité ou l’omission si possible, par un emploi surabondant et abusif si nécessaire. Mais le calcul ne joue que dans la forme. Car si l’adjectif « durable » est victime d’obsolescence programmée, la notion de durabilité, elle, va survivre comme elle le mérite. YJ
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