C’est loin Arbon, tout là-bas en Thurgovie au bord du Bodan. Cette ville ignorée des Romands a joué un rôle central dans le développement de l’industrie en Suisse. L’entreprise Saurer s’y est installé en 1862 et la ville, peu à peu, s’est structurée autour de la grande usine. A son zénith dans l’entre-deux guerres, c’était une des plus grandes et des plus innovantes entreprises de fabrication de camions et d’autocars de la planète. Aujourd’hui 300 personnes sont encore présentes et fabriquent des machines de précision. On se souvient de Nicolas Meienberg, de ses reportages doux et amers sur la Suisse et de son livre le plus célèbre, L’exécution du traître à la patrie Ernest S. Dans cette chronique de la ville d’Arbon et de l’entreprise Saurer, Stefan Keller en est le digne continuateur à travers anecdotes, portraits et petites saynètes.
La rudesse des conflits sociaux dans les années trente y apparaît en pleine lumière, à travers le chapitre consacré au suicide d’Emile Baumann, ouvrier tourneur qui ne supportait pas le travail à la chaîne. Mais, quelques semaines plus tard, c’est le patron, Hyppolyt Saurer qui décède d’une opération des amygdales. Les mêmes ouvriers qui manifestaient lors des obsèques de leur camarade se retrouvent, tout aussi émus et en larmes, à l’enterrement de leur patron. On reconnaît toute l’ambiguïté des entreprises paternalistes d’autrefois.
Le livre fourmille d’anecdotes, en particulier sur l’attitude de l’entreprise pendant la seconde guerre mondiale. Les frères Sulzer à Winterthur avaient décidé de ne pas fabriquer de l’armement pour l’Allemagne, mais ont livré des moteurs de bateaux pendant toute la guerre. Membres du conseil d’administration de Saurer, ils poussèrent l’entreprise d’Arbon à fournir l’Allemagne en pièces détachées, en particulier des carters et des vilebrequins pour des moteurs d’avions. Le négociateur de Saurer, Albert Dubois, faillit ruiner le marché. Lors d’une réunion à Stuttgart en 1941, un Allemand entra dans la salle avec un retentissant «Heil Hitler». Du coup Albert Dubois répondit par un «Heil Guisan». Il fut raccompagné manu militari à la frontière par la Gestapo. Cet incident n’empêcha cependant pas le marché de se conclure.
Bref, un livre délicieux sur le temps des fabriques et l’époque où la Suisse était le pays en Europe qui avait la plus forte proportion d’ouvriers dans sa population.
Stefan Keller, Le temps des fabriques, éditions d’En Bas, Lausanne, 2003.
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