Dans les années trente, quelques capitaines d’industrie ont succombé aux charmes du « consulting » et du « management » à l’américaine. Rappel.
Nous pensons tous que les théories du management, les consultants et la fascination pour le modèle d’entreprise américain sont une mode de ces trente dernières années. Et bien pas du tout. On trouve tout cela dans la période d’entre-deux-guerres, chez nous, en Suisse romande. Tout commence en 1918 lorsque l’économiste américain de Genève, William Rappard, organise un voyage d’études aux Etats-Unis avec des industriels et deux journalistes. La Gazette de Lausanne décrira avec enthousiasme « l’organisation scientifique du travail », autrement dit le taylorisme tel qu’il fonctionne de l’autre côté de l’Atlantique.
La commission romande de rationalisation
Les ingénieurs sont à la pointe du mouvement. Le meneur sera René de Vallière, un Neuchâtelois qui dirige le service technique de Dubied de 1924 à 1931 avant de prendre la tête de l’institut d’organisation industrielle de l’EPFZ, le fameux BWI. René de Vallière multipliera voyages aux Etats-Unis, articles et conférences où il parle du shop management, déjà un anglicisme. Après Dubied, Sécheron à Genève, Cossonay et l’horlogerie jurassienne suivront le mouvement. En étant le promoteur, avec quelques années d’avance, sur les pays voisins des méthodes américaines, l’ingénieur neuchâtelois, inconnu des livres d’histoire, est certainement un des artisans de la prospérité helvétique et un des hommes-clé de notre 20e siècle.
En même temps et à côté de l’action de René de Vallière, apparaît l’organisme qui jouera un rôle décisif dans la modernisation de l’économie romande, ou du moins dans sa composante orientée vers le grand large : la commission romande de rationalisation (CRR), créée en 1928 et qui va fonctionner jusqu’à la guerre. Elle est créée par un quatuor de grande envergure : Aloys Hentsch, écarté par ses frères de la banque familiale et qui va se passionner pour les problèmes d’organisation d’entreprise, Henri Muret, un rejeton de l’illustre famille vaudoise qui fonda le comptoir suisse, Pierre Dubied qui dirige l’entreprise du même nom et Adrien Brandt, patron d’Oméga, la plus grande entreprise horlogère de l’époque. A eux quatre, ils connaissent tout le petit monde de l’économie romande.
L’opposition radicale au management
La CRR s’appliquera à diffuser les théories du management, le mot apparaît à l’époque, dans les entreprises romandes. L’opposition viendra des syndicats, mais surtout du parti radical à travers son organe, La Revue Ð pas encore nouvelle Ð qui en bon défenseur des artisans et du petit commerce tirera à boulets rouges sur ce qui est qualifié « d’embrigadement général » ou de « caporalisme industriel ». La CRR agira avant tout à travers sa « section industrie » qui abattra une grande quantité de travail jusqu’en 1934, à travers commissions, brochures, notes et réunions diverses. L’aggravation de la crise des années trente mettra fin aux activités de cette section. Le départ progressif des fondateurs entraînera un déclin de la CRR.
L’histoire économique suisse à découvrir
Les membres de la CRR seront fascinés, non pas par le nazisme, mais parce qu’ils croient être un nouveau modèle efficace d’organisation venu d’Allemagne. La revue de la CRR, Organisation et rendement, change de nom en 1941 pour s’appeler, ça ne s’invente pas, Le chef avant de devenir Chefs avec un pluriel plus prudent, en 1942. Elle subsistera sous ce nom jusqu’en 1981. Cet épisode inédit de notre histoire est raconté par Matthieu Leimgruber dans un ouvrage publié par Claude Pahud aux éditions Antipodes qui poursuivent un travail d’excellente qualité. Ainsi pendant quelques brèves années, au tournant des années trente, les entreprises romandes adopteront des modes anglo-saxonnes avec des consultants portant la bonne nouvelle et un sabir américano/français ; tout ce que l’on retrouvera quarante ans plus tard et qui sera alors perçu comme entièrement nouveau. Il est certain que l’histoire économique a un immense territoire à explorer en Suisse, d’autant que peu de pays sont aussi dépendants que le nôtre des grandes entreprises, comme des épisodes récents nous l’ont rudement enseigné. jg
Matthieu Leimgruber, Taylorisme et management en Suisse romande (1917-1950), Antipodes, Lausanne, 2001.
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