Giovanni Orelli évoque, dans son nouveau roman, la première émigration italienne au Tessin, au lendemain de la guerre. Des destins, féminins pour la plupart, ravagés par une exploitation grossière mais dépeints dans un langage tout à la fois léger et fort.
Ce livre nous parle d’une Suisse inconnue, d’une Suisse d’avant, d’après et de là-bas. La série de petites actions distillées dans les cent très courts chapitres du roman de Giovanni Orelli, Le Train des Italiennes, se déroule vers 1946/1947 : l’avant-prospérité, mais déjà l’après-guerre. Le lieu géographique aussi est pour nous insolite : des vallées tessinoises rudes et enneigées.
Droit de cuissage
Si ce Tessin est pauvre, il est riche en comparaison de l’Italie qui sort de la guerre. Déjà les premiers immigrés arrivent, par le train bien sûr. Les hommes sortent de la guerre : les anciens tankistes travailleront sur les tracteurs ; les cuisiniers de l’armée italienne seront gâte-sauce dans les cantines et les ex-soldats d’élite construiront les pylônes qui conduisent l’électricité par-dessus les alpes.
Ce livre évoque soudain de vagues réminiscences : souvenirs d’enfance de ces ouvriers italiens qui logeaient chez ma grand-mère et qui montraient parfois des photos jaunies où ils souriaient en uniforme, quelque part en Libye ou sur le front de l’Est. Certains ne rentraient jamais en Italie. Ë l’évidence, mais je ne l’ai compris que bien plus tard, ils n’étaient pas les bienvenus dans la nouvelle république.
Mais le livre d’Orelli parle peu des Italiens et beaucoup des Italiennes. Il raconte un monde ignoré de la Suisse romande, celui de ces familles tessinoises, artisans ou petits commerçants, qui ont soudain, au sortir de la guerre, embauché des bonnes italiennes ( on ne disait pas employée de maison à l’époque ). On imagine les émois que ces jeunes filles, souvent des citadines presque analphabètes, maltraitées par la guerre, provoquèrent chez les mâles des villages tessinois.
Les situations que décrit Giovanni Orelli sont terribles : le droit de cuissage quasi reconnu au maître de maison, la jeune femme qui épouse un Tessinois, mais qui doit partager ses nuits avec les deux frères du mari et qui en meurt après quelques mois ; la prostitution souvent au bout du chemin. Ces jeunes femmes ne se plaignent pas. Si la vie est trop dure, elles s’en vont plus au nord, elles passent le St-Gothard et se retrouvent à Zurich ou à Bâle.
Selon nos critères d’aujourd’hui, ce Tessin des petits bourgs de 1946 relève du quart-monde. La Suisse a-t-elle réellement été comme cela ? Sans doute et le choc est d’autant plus rude que l’auteur ne donne pas dans le réalisme à la Zola. Son écriture est suspendue, en pointillé, vaporeuse, et menace de s’évanouir à tout moment. Et que saurions-nous de cette littérature tessinoise, sans les subventions de Pro Helvetia et de la fondation CH ? Ces traductions sont indispensables au lien confédéral, plus nécessaires que jamais. jg
Giovanni Orelli, Le Train des Italiennes, Éditions d’en bas, 1998
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