Lorsqu’une société perd ses marques et ses valeurs traditionnelles, elle tente de redonner du sens à quelques mots repères. Elle s’offre une transfusion sémantique. Ainsi les dégâts frontaux et collatéraux du néo-libéralisme ont, il y a quelques années, donné de la couleur au mot citoyen, pris comme adjectif. Les entreprises furent invitées à ne pas oublier leur responsabilité sociale et donc à être des entreprises citoyennes. Au temps d’aujourd’hui, que marque l’irrespect, le mot quasi désuet d’incivilité, devenu un synonyme appauvri d’impolitesse, reprend du service lexical, mais au pluriel. Il faut réagir aux incivilités, dit-on.
Etymologiquement, incivilité, c’est un bon choix. Il renvoie certes aux individus Ð civil n’est pas civique Ð mais à l’individu qui vit en société, l’individu policé, civilisé. Il se réfère à cette zone où le bon ordre ne dépend pas de la justice et de la répression lourde (civil s’oppose à pénal ou à militaire), mais d’un comportement respectueux de l’autre et intériorisé, celui des égards.
Quel est le champ où se manifestent ces incivilités ? Par nature dans les espaces collectifs, ceux du langage, qu’il soit verbal ou gestuel, ceux de l’espace public, les rues, la voirie, les parcs. Par exemple, celui qui, sans respecter la file d’attente « passe devant », est réputé incivil. Mais celui qui ès fonction ou ès copinage dispose d’un coupe-file ne l’est pas, ni celui qui décroche des billets pour un spectacle qui affiche complet et guichets fermés, ni celui qui obtient une table dans un restaurant où tout est réservé depuis un mois. Les privilèges ne sont pas incivils. Certains comportements incivils sont tolérés, d’autre pas. Cracher sur le trottoir est incivil, mais pas d’y jeter son mégot. Un affichage sauvage a été jugé incivil, quoique dégradable et facilement arrachable, mais le chewing-gum qui laisse sur le pavé des marques noires, très difficilement nettoyables, n’est pas réprimé comme incivil.
L’incivilité est une désocialisation. On nous avait appris, en famille, à l’école, « qu’il ne faut pas t’imaginer qu’il y aura toujours, derrière toi, quelqu’un pour ?». Eh bien, adulte, on se l’imagine. On jette son mégot, mais ce n’est pas grave, il y a un balayeur de rue ! L’incivilité, c’est une externalisation sauvage, une liberté de comportement dont on fait payer à autrui la contrepartie ou le prix.
Réagir aux incivilités est un excellent programme. Plus une société sera policée, moins elle sera policière, plus elle tendra vers la répression zéro. Mais ceux qui proclament le combat contre les incivilités devraient analyser pourquoi certaines sont tolérées et pourquoi d’autres, incorporées dans le système, codées, sont légitimées, pourquoi la concurrence sans scrupule n’est pas incivile. Le discours et l’action se veulent sécurisants, mais la réflexion, si elle était conduite au-delà du « propre en ordre » serait, elle, pour les idées et le système reçus, désécurisante. AG
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