Peut-être l’Europe au début du siècle était-elle une réalité vécue plus fortement qu’on ne l’imagine. Le grand-père de Steinlen quitte l’Allemagne pour s’installer à Vevey, son père travaille comme agent postal à Lausanne, lui-même y fait sa formation, gymnase cantonal compris et même début d’université, les uns disent en lettres, d’autres en théologie, mais il devait surtout sécher ses cours, avant qu’il monte à Paris pour y devenir peintre et Français.
Steinlen, dans son époque
Il est connu comme dessinateur et comme créateur d’affiches, souvent habiles graphiquement et sentimentales, où des chats (qu’il dessine à foison, les chats noirs du Chat noir d’Aristide Bruant, c’est lui) jalousent une petite fille à ample robe rouge tire-l’oeil qui boit, assise, une soucoupe de lait pur stérilisé. Dessinateur, il est celui de Paris, des grands chantiers d’alors, de ces ouvriers installés sur des échafaudages d’une hauteur vertigineuse, où nulle installation de sécurité, qu’exigerait aujourd’hui l’inspectorat du travail, ne les protège du vide. Ils voient Paris d’en haut, et jugent sa vie au sol, plus philosophes que dominants. Dans la rue se croisent les bourgeois et les bourgeoises qui affichent par leur vestimentaire leur condition sociale, mais aussi les femmes du peuple, les blanchisseuses avec leurs énormes baluchons qu’elles sont capables de tenir contre leurs hanches, les midinettes, les trottins. Un des mérites de l’exposition, qui est de qualité, c’est de démarginaliser Steinlen, souvent confiné dans les domaines qui lui sont reconnus. On croise Picasso qui a admiré Steinlen quand il vivait à Monmartre, chichement ; ou on le compare pour des thèmes identiques à Münch ou KŠthe Kollwitz. Si l’audace créatrice de Steinlen n’est pas toujours prolongée jusqu’à l’affirmation impérieuse, il demeure unique par sa capacité de tendresse et son agressivité protestataire.
Pour la tendresse, voir ce portrait émouvant de la Pierreuse. On appelait pierreuses les prostituées qui tapinaient près des chantiers en construction. C’est une femme déjà marquée, mais que le peintre traite avec respect et émotion. Oui la tendresse de Steinlen ! D’autre part, son engagement social sans faille, qui ne tient pas seulement à sa collaboration aux journaux contestataires comme L’Assiette au beurre. Lorsque Forain, avec qui on le compare aussi, passe dans le camp antidreyfusard, Steinlen ne suit pas. Quelle charge dans ces dessins anticolonialistes ! Anatole France, qui aimait « ce Français né Vaudois », louait son œuvre qui « fait frémir et charme aussi par sa douceur ».
Quant aux Vaudois eux-mêmes, ils n’ont guère prisé Steinlen. L’essentiel des œuvres conservées en Suisse se trouve à Genève. Il n’y a pas un Steinlen dans l’exposition permanente du Musée cantonal. Sa tendresse aurait pu plaire, mais pas son engagement social que la bourgeoisie locale devait (ou doit) juger de mauvais goût. ag
L’exposition « Steinlen et l’époque 1900 » est à voir au Musée Rath, jusqu’au 30 janvier, tél. 022/418 33 40.
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