Dans DP 1336 une innovation du projet de nouvelle Constitution a été présentée, qui vise au contrôle de la constitutionnalité des lois. Jean Fonjallaz en expose les risques.
Les constitutions fédérale et vaudoise sont en révision. Ë Berne et à Lausanne, une modification semblable est proposée. Actuellement les parlements créent des lois sans qu’aucune institution extérieure ne puisse en principe examiner si elles sont bien conformes aux constitutions respectives. A l’avenir, il s’agirait de mettre sur pied une procédure de contrôle qui serait confiée aux juges.
Cette proposition paraît recueillir une large approbation ( voir DP 1336 ). Mais est-on bien sûr qu’elle constitue un progrès?
Au préalable, il faut relever que le problème a fait l’objet de discussions en 1874 lors de l’élaboration de la Constitution fédérale actuelle, entre 1920 et 1930 à la suite de deux motions parlementaires demeurées sans effet, en 1939 à l’occasion d’une votation populaire où le peuple et les cantons ont refusé à une large majorité une initiative populaire, et enfin en 1974 dans un débat organisé par le Conseil fédéral. Mais peu importe le caractère récurrent du débat, l’essentiel étant l’apport d’un progrès réel au fonctionnement de la démocratie.
Généraliser une pratique existante ?
En faveur de cette modification de la pratique politique helvétique, on peut faire valoir que les juges, déjà maintenant, n’appliquent pas les règles de droit cantonal qui seraient contraires au droit fédéral et que le Tribunal fédéral contrôle les ordonnances d’application des lois fédérales qui, elles, ne peuvent être revues. De même, les autorités d’application de la Convention européenne des droits de l’homme vérifient si les textes normatifs fédéraux ou cantonaux respectent cette convention. Il ne s’agirait donc que de généraliser une pratique existante. C’est cependant faire fi de l’importance des lois fédérales qui régissent l’essentiel des relations sociales en Suisse alors que les textes que peut contrôler actuellement le Tribunal fédéral sont d’ordre secondaire. Quant aux autorités de Strasbourg, leur contrôle est limité à quelques domaines particuliers.
Des critères d’interprétation divergents
Mais le vrai débat est ailleurs. En faveur de l’introduction de cette institution nouvelle, on peut invoquer que les autorités politiques, pour des motifs d’opportunité, sont susceptibles d’interpréter la Constitution de façon erronée et qu’il est dès lors nécessaire qu’une autorité contrôle juridiquement les normes législatives. Ainsi, les tâches seraient partagées sans confusion : les politiques édicteraient des lois suivant le principe d’opportunité dans le cadre de la Constitution et les juges vérifieraient que celles-là sont juridiquement conformes à la Constitution. Ë première vue, cela paraît clair et peut-être convaincant. Cependant l’interprétation des normes juridiques est une opération délicate. Interprétation selon la lettre du texte, interprétation selon le but de la norme, interprétation selon le contexte historique prévalant au moment de la création de la règle peuvent amener le juge à des résultats contradictoires et le contraindre à faire des choix qui seront finalement influencés par sa vision du monde et, en particulier, sa conception des règles sociales ; soit en définitive des considérations d’ordre politique. La décision de la Cour constitutionnelle allemande considérant le droit à l’avortement comme une violation du droit à la vie est un exemple révélateur des difficultés liées à l’interprétation juridique.
Croire que les juges sont en quelque sorte abstraits des enjeux politiques et toujours en mesure de dire Le Droit, voire Le Juste, revient à leur attribuer des capacités relevant du divin. Hélas ?
Mentionnons enfin une difficulté majeure. L’extension du contrôle constitutionnel des lois constituerait un bouleversement du jeu démocratique suisse. Il faudrait en effet déterminer si la prééminence est accordée au contrôle de la constitutionnalité des lois ou à la volonté populaire.
Une responsabilité politique
Ainsi le contrôle de la constitutionnalité des lois par les juges peut apparaître comme une avancée de l’État de droit. Il pourrait en effet empêcher la mise en vigueur de lois dont la conformité aux constitutions fédérale et cantonale ou au droit international est douteuse, telle la loi sur les mesures de contrainte pourtant admise par le peuple. Il faut cependant demeurer conscient qu’une part du débat politique n’aurait plus lieu devant les parlements fédéral et cantonal, ni même devant le peuple. Les responsabilités politiques seraient diluées et la motivation des votants pour la chose publique encore diminuée. Et le souverain serait réduit à s’en remettre, dans des domaines où les enjeux seraient forcément importants, aux compétences et aux valeurs d’une poignée de juges qu’il faudra bien choisir sur des critères qui, au-delà de leur science, seront d’ordre politique.
Jean Fonjallaz, juge au Tribunal cantonal vaudois
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