Sur la carte de l’Europe unie, il y a au milieu un trou informe, l’île virtuelle des Suisses, au credo «Y’en a point comme nous». Tout au sud, la plus grande île réelle du continent, la Sicile, garde cette fierté insulaire qui dit : il y a deux sortes d’hommes, les îliens et puis les autres. Ils sont de Raguse ou de Corleone, nous sommes de Schaffhouse ou de Courlevon.
La Sicile et la Suisse-île sont proches par bien d’autres points. De taille voisine et de densité élevée – 25 000 km2 et 5 millions d’habitants pour celle-là, 40 000 et sept millions pour celle-ci – elles sont en montagnes et en collines. Situées à la croisée de civilisations, elles ont subi une longue histoire avant de parvenir à une unité stable.
Une vraie fausse île
Une capitale, Zurich d’un côté, Palerme de l’autre, donne le ton. Trois autres villes dépassent 100 000 habitants : Bâle se compare à Catane, Genève-Lausanne à Messine, et Berne à Syracuse.
Une île vante ses produits frais, l’autre ses produits finis, mais la part des trois secteurs économiques est comparable. Le tourisme y est une activité majeure. Et des pôles technologiques, Etna Valley et Watch Valley, s’y développent intensément. Et la mafia ? Mais notre pays est aussi très cartellisé ! Et même si le taux de chômage diffère, le pouvoir d’achat des Siciliens n’est pas très inférieur à celui des Suisses. Et bientôt il nous rattrapera ?
Où vais-je justement ? Eh bien, il y a une différence notable entre les deux îles. La Suisse est un insigne Etat fédéral de poche. Alors prenons la Sicile ? et faisons de chacune de ces neuf régions un Etat, avec une constitution et sa masse de lois et d’arrêtés.
Je divague ? C’est nous, les Helvètes, qui déraillons avec nos vingt-sept constitutions. Ce sont nos murs de légende, qui enchantent nos vies intérieures, mais encrassent notre quotidien. En Sicile, la jeunesse est européenne et industrieuse, en Suisse, ce fatras de frontières freine toute initiative.
Il faut abattre ces murs de Merlin. Il y a assez de juristes pour concocter une constitution unique, adaptée à un pays très décentralisé. Nous pouvons très bien conserver nos territoires cantonaux, avec des autorités élues. Avec une seule Loi, l’adaptation aux événements serait infiniment plus souple. Je parle d’une idée irréaliste ? Depuis vingt ans, je vis à Neuchâtel et travaille à Berne, dans deux Etats, qui en fait sont si proches. J’ai l’impression que cette idée est largement partagée ? mais nous gaspillons nos intelligences à réviser nos constitutions cantonales.
Oui, c’est une utopie, car rien n’est à attendre de notre grouillement d’élus, qui auraient peur de perdre leur parcelle de pouvoir. Comme avant la chute du mur de Berlin, nous attendons que nos murs de Merlin s’écroulent. Je suis convaincu que, sous la pression des citoyens, qui en ont ras-le-bol de cette Helvétie si inutilement compliquée, nos murs morts vont se déliter beaucoup plus vite que nous ne l’imaginons.
Et l’Europe unie ? Quand la Suisse s’unira, elle s’y coulera naturellement, comme un fleuve tranquille, issu de torrents alpins, dans un virage historique que symbolise le Rhin à Bâle.
Laurent Ducommun
Colombier, Neuchâtel
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