Le monde se partage volontiers entre victimes et fraudeurs. Souvent les mêmes, au gré des intérêts et des couleurs politiques. La distinction fait mouche, elle décape les enjeux. On dramatise des situations embrouillées, on personnalise des questions insolubles. On tire un trait grossier sur le profil tourmenté d’une histoire ou d’un événement. La communication, instantanée et directe, est à ce prix. Il s’agit de frapper l’opinion publique afin qu’elle s’exprime dans l’interactivité ambiante. Le spectacle se joue tous les jours. Radio, télévision, Internet, presse, téléphonie mobile balisent la scène d’un échange permanent où pour exister il faut trancher, scandaliser, parler vrai.
Ainsi les difficultés financières de l’assurance invalidité (AI) se résument au pugilat entre les défenseurs des laissés-pour-compte et les chasseurs d’abus. Les uns diabolisent une poignée de profiteurs qui vident les caisses. Les autres accusent la sécurité sociale de produire de nouveaux pauvres.
L’agriculture connaît le même sort. D’une part, on attaque les subventions dont bénéficie un lobby bien représenté à Berne. De l’autre, on pleure la disparition de fermes et de paysans bientôt balayés par la mondialisation montante.
Quant aux chômeurs et aux requérants d’asile, ils sont réduits au rôle de parias, tour à tour coupables ou innocents. Otages d’une image factice à mille lieues des réalités dans lesquelles ils se débattent et ils vivent, ni martyrs ni escrocs professionnels.
Le face à face entre les victimes et les abuseurs, mis en scène sur les écrans de télévisions et dans les cafés du commerce, véhicule deux visions antagonistes et spéculaires. Pour l’une, l’abuseur détourne à son avantage les engrenages du système. Pour l’autre, la victime se morfond à la merci d’un appareil tout-puissant. La dramaturgie des extrêmes excite les envies d’interventions musclées, immédiates, autoritaires. Tout le contraire des temps longs et complexes de la politique qui aurait tort de prêter l’oreille aux sirènes populistes.
Or, sans oublier les rapports de forces et les intérêts particuliers qui s’affrontent pour imposer leur suprématie, l’Etat ne complote pas contre les chômeurs ou les rentiers AI, qui, de leur côté, ne conspirent pas à ses dépens. Le jeu démocratique vit de combats et de négociations, d’alliances et de ruptures dans la lumière claire obscure des compromis. Il y a bel et bien des gagnants et des perdants. Mais pas d’abuseurs ni des victimes. Les battus d’un jour poursuivent la lutte le lendemain. Une nouvelle confrontation a lieu. Un autre camp peut l’emporter. C’est pourquoi la politique et les lois qui en découlent perdent leur pouvoir d’intégration quand elles cèdent à la tentation du drame, à la séduction du noir et blanc, aux faux-semblants de l’exception. Elles génèrent l’exclusion et le ressentiment au lieu de la reconnaissance et le respect du droit de chacun.
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