Il fallait mettre de l’ordre dans le fouillis de la nature. Les paysages de Ferdinand Hodler exposés au Musée Rath de Genève font le ménage. Le monde mérite davantage qu’une copie. Toujours décevante ou alors mythomane quand elle se prend pour le monde lui-même et aspire à le remplacer. Donc, voilà des tableaux. L’univers concret se tient ailleurs, hors de portée, dehors. Peu importe que le lac Léman et la chaîne du Mont-Blanc existent ou pas. Ils sont là sur la toile, c’est tout ce qui compte. Enfin, le Léman et le Mont-Blanc selon Hodler. Ceux qu’il a observés, guettés, traqués pendant des longues années depuis son logis genevois. Et qu’il a peint. Qu’il a inventé.
Hodler investit la nature. Semblable aux impressionnistes friands de plein air, il court les montagnes, les rivages, les glaciers où il plante son chevalet. Cependant, il fuit l’anecdote. Il ne raconte pas d’histoires. Il ne cherche pas le drame. Les paysages sont d’emblée épiques. Ils montrent surtout la peinture, son échafaudage mental. L’œil et la pensée tirent le réel de son illusion, comme on tire quelqu’un de son sommeil. Les nuages d’Hodler rappellent et anticipent le geste de Mère Courage de Bertold Brecht. Les uns et les autres discernent le monde, naturel ou social. Ils le montrent et le dévoilent. Quand Hodler peint un nuage, il désamorce l’évidence qui séduit le flâneur distrait ou les amoureux abandonnés sur une plage. Il salue son artifice. Le nuage existe parce que les hommes le regardent et le façonnent à leur guise, quitte à oublier de l’avoir engendré. D’oublier que le nuage est une vision qui se renouvelle, se transforme, prend les poses les plus inattendues, voire contre-nature. A l’image du Brouillard montant près de Caux ou du Lac Léman vu de Chexbres.
Le regard construit ce qu’il voit. Hodler engage ce paradoxe dans ses paysages. Car on admire l’art du peintre Ð des visiteurs en nombre (45 000 à ce jour) à Christoph Blocher, heureux collectionneur – où plane encore l’ombre fugitive, hallucinée parfois, du modèle dont il accuse la vanité. La toute-puissance que l’on prête romantiquement à la nature. La rade de Genève prise à l’aube donne toute la mesure de l’emprise fantastique du peintre sur la vérité terre à terre d’un ciel, d’une montagne, d’un lac et de quelques cygnes indifférents. En somme, la beauté n’est pas dans le monde. Elle émerge au bout du doigt du peintre qui la désigne et la modèle et laisse traîner son doigt.
Cet écart indécidable, quoique parfaitement perceptible, mine le dédain du style pour en trahir l’humanité. Son inévitable précarité.
Ferdinand Hodler, Le paysage, Musée Rath, Genève, jusqu’au 1er février 2004 ; Kunsthaus de Zurich, du 5 mars au 6 juin 2004.
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