Louis Soutter est mort à Ballaigues en 1942. Je prends la route. Depuis Morges, sa ville natale, jusqu’au petit village cramponné aux contreforts du Jura, à quelques kilomètres de Vallorbe, là où passe le TGV direction Paris. Une fois quittée la gare, il faut revenir en arrière de l’autre côté du vallon de la Jougnena qui se jette dans l’Orbe quelques mètres plus bas. Ensuite, le chemin monte. Il monte sèchement, d’un seul coup. Aujourd’hui l’asphalte annule la fatigue. Autrefois, il y avait, peut-être, un sentier humide, glissant, invisible l’hiver.
Voilà le cimetière. Une station de service achève sa journée au bruit de l’auto-lavage. Il est cinq heures du soir. Le ciel est nuageux. Le soleil filtre ici et là. Il fait froid. C’est la fin de l’hiver. Je pousse le portail. Il est lourd, neuf et sombre. Une petite allée et au bout une plaque en marbre : «En souvenir de Louis Soutter ?». La tombe a disparu : volée, déplacée, séquestrée ? Qu’importe, la concession est épuisée. Je m’attarde. Debout, j’ai la chair de poule. La neige recouvre la terre, c’est normal. Pas loin, l’autoroute file vers la frontière. Elle quitte la plaine : et les villes d’Orbe et Yverdon, enfin la civilisation, la société.
Louis Soutter devait dévaler la pente et s’enfuir à pied vers Lausanne. De longues promenades, comme un clandestin, pour échapper à la réclusion insupportable de l’asile, condamné par la honte publique. Quarante kilomètres à la marche, penché en avant, contre le vent. Il franchissait la distance qui le séparait du monde. Il fallait le faire. Interdit de violon – il était musicien – il observait la vie sur son parcours, le regard au bout des doigts. Parfois, égare, on le retrouvait évanoui. La plupart du temps il dessinait, quatre dessins chaque jour, jusqu’à ne plus pouvoir
J’approche le bâtiment de l’Etablissement médico-social du Jura. Il est rose, rénové. Il se tient sur un terre-plein brunâtre qui domine la vallée. Vu de l’extérieur, le lieu semble agréable. Louis Soutter l’endurera pendant vingt ans. Je sens le «greubon». Grillé dans une poêle de fortune. C’était sa seule nourriture. Il maigrissait à vue d’œil. Plutôt mourir de faim que partager des repas insipides avec des vieillards pétulants. Il craignait l’empoisonnement autant physique que psychique. Il survit dans «une petite chambre de moine peinte en blanc, avec un étroit lit de fer, une chaise, une table et un bahut ?» raconte le peintre Pierre Estoppey.
La bâtisse est encerclée par les fortifications de l’armée ; les «toblerones» de la Mob, du réduit, du silence et de l’attente. Il attendra en vain. La mort aura ses yeux. Il est le frère du lieutenant Giovanni Drogo protagoniste et victime du Désert des Tartares – le roman de Dino Buzzati. Chassé par une famille avare qui refuse l’originalité sans copie d’un homme élégant. La Faculté et la rage bureaucratique détruiront les trois quarts d’une œuvre intime, discrète, minuscule, mais colossale (sept à huit mille dessins). La gloire posthume et la soif des collectionneurs feront le reste, dispersant la cohérence des cahiers, l’intelligence du travail régulier, ordonné.
Exposées au musée, les œuvres de Louis Soutter retrouvent l’enfermement de l’asile. C’est dire si l’histoire ignore la morale. Sur les bancs d’école fictifs alignés au Palais de Rumine, les dessins souffrent d’une solitude asphyxiante malgré la foule. Louis Soutter est un artiste célèbre. Au même titre qu’Auberjonois ou Le Corbusier, il fait partie de l’histoire de l’art du pays, et du monde. Cependant l’équivoque est au cœur de son existence. Vrai malade ou faux marginal ? Artiste maudit ou psychotique brut ? Déjà border- line à son époque, il a certainement flirté avec la conscience d’un destin et l’insouciance de la folie. Il est mort sans voix à l’écart de la sympathie humaine qui semblait se dérober.
Le cimetière est désert. Le dernier client du garage démarre en trombe. La nuit couvre Ballaigues. Je reprends la route. Je n’ai rien vu, mais «la mort m’a regardé» comme plastronnait Soutter. «Et le gel n’a plus quitté mon cœur».
Expositions du 21 février au 4 mai 2003:
Louis Soutter et les modernes, Musées cantonal des Beaux-Arts, Lausanne.
Louis Soutter et la musique, Collection de l’Art brut, Lausanne.
Catalogue de l’exposition sous la direction de Hartwig Fischer, Kunstmuseum Basel ; Musée cantonal des Beaux-Arts, Lausanne, Collection de l’Art Brut, Lausanne, 2003.
Michel Thévoz, Louis Soutter, L’Age d’homme, Lausanne, 1989.
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