Les aventures de Pinocchio et de Jonas
illustrent à merveille le message
de l’exposition nationale. Entre insouciance
régénératrice et marketing tapageur.
Le
pavillon consacré à Pinocchio sur l’arteplage de Neuchâtel était une
énigme. Pourquoi évoquer l’histoire du pantin en bois ? Puis, j’ai vu
la baleine. C’est la queue dressée un peu plus loin qui m’a mis sur la
piste. Et Pinocchio est devenu l’emblème de l’exposition nationale. Car
nous sommes Pinocchio. Au pluriel, bien sûr, selon le slogan officiel.
Alors qu’Expo.02 est la baleine, cette ombre incertaine et voluptueuse.
Bref, un nuage : le symbole des symboles, constitué en dogme fondateur,
malgré le bla bla sur le foisonnement des expériences originales contre
les clichés patriotiques.
Vers la métamorphose
La gueule
du monstre grande ouverte, en file indienne, nous attendons. Une longue
attente est d’ailleurs le meilleur moyen de sortir de ses gonds, de
perdre pied. Le moment venu, les expositions nous happent. On est
poussé dans leurs entrailles chaudes, remuantes. Il faut tout
abandonner. Laisser le quotidien au vestiaire. Se déshabiller parfois.
Une fois à l’intérieur, la pénombre s’impose, sinon le noir. Elle nous
enveloppe avec des sonorités tantôt câlines tantôt orageuses au risque
du paradoxe quand on invoque l’Empire du silence (Bienne). Des
présences mystérieuses – elfes, sorcières, revenants, robots – rôdent
dans les girons. Suspendus dans un univers qui se dérobe, mouvant et
aquatique, nous chavirons. Voilà le naufrage et la dérive ; les
gargouillis inquiétants ; les attouchements intempestifs. Ici et là
surgissent la gêne, la peur, l’angoisse ou l’ennui si quelqu’un nous
demande Qui suis-je ? (Yverdon). A la fin, on sort toujours indemne.
Les viscères nous délivrent. Mastiqués, ruminés, expulsés – le syndrome
de la vache qui contamine la baleine – nous pensons que rien a changé.
Pourtant la métamorphose a eu lieu : nous sommes différents. Malgré
nous.
Comme Pinocchio, nous sommes frappés par la lumière du soleil
et de la raison, mais surtout des sens. Geppetto nous attend. C’est
l’origine ; il est le grand artisan, le menuiser. Ingrats, nous
l’avions oublié. Distraits par les soucis de la vie de tous les jours.
Les retrouvailles sont émouvantes. L’éclat aveuglant de la vérité –
certes multiple, intime, discrète – efface la myopie de l’obscurité.
Pinocchio devient un homme en chair et en os. Son destin s’accomplit.
Il était écrit.
La digestion divine
Si Pinocchio
représente l’espoir du salut profane, Jonas est son contrepoint divin.
Lui aussi, pour avoir désobéi à la volonté de Dieu, passe trois jours
et trois nuits dans le ventre d’un grand poisson avant d’être vomi sur
la terre ferme. Chahutés sur un chariot de la Migros, Stranger in
Paradise, (Bienne) le sacré nous rattrape. L’absolu vient nous
tyranniser. Expo.02 lance son ultimatum : il faut s’y rendre pour le
bien de la nation à l’image de l’armée contraignant ses recrues à une
visite obligatoire. Engloutis, captifs, nous croupissons sur les
arteplages, transformés en appareils de propagande de masse. Le message
c’est qu’il n’y a pas de message, caricature du célèbre «Le médium
c’est le message» de Marshall McLuhan résumant en deux mots sa
conception de la communication globalisée. Nous avons fait de la
résistance – cette méfiance diffuse avant le début de la manifestation
– nous méritons le châtiment, avant notre retour en guise de
résurrection désormais nantis de la bonne parole : l’avenir sera léger,
métissé, apaisé. Le bouche à oreille fera le reste avec les incitations
d’une direction loquace et encline à l’explication de texte (trois
livres à ce jour, un catalogue général, des brochures spécifiques pour
chaque exposition et une présence quotidienne dans les médias). Expo.02
sera un succès. La prophétie s’autoréalise. Nous sommes ses oracles.
Nous nous appelons tous Jonas.
En somme, entre libération
initiatique et expiation biblique, le ventre de la baleine est le cœur
d’Expo.02. Il illustre sa mission : avaler le pays. D’abord pour le
séparer du réel – le mettre entre parenthèses, aux marges du temps et
de l’espace ordinaires – ensuite pour l’acculer à sa culpabilité –
l’accuser de vouloir être suisse sans être cosmopolite. Avant de le
digérer et le rendre à son histoire. Riche de tunnels et de secrets. md
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