Une écriture aveuglante. Jaune et diffuse, rappelant une peinture à la dispersion. Liquide, malgré la chaleur qui assèche les corps. Virale, qui court de bouche à bouche. Totalitaire, elle occupe les interstices, les fentes, les éraflures. Sans répit. Une fois déclenché le mécanisme imprévisible de sa reproduction, elle se multiplie selon les arithmétiques cellulaires. «Plus que deux kilomètres, dit Kainz. Tu peux déjà voir la tour de la garnison ?». Il y en aura des milliers, des rondes et des marches, et la garnison deviendra une obsession.
C’est Gourrama : un livre de Friedrich Glauser et un avant-poste de la Légion étrangère au Maroc. Un livre qui s’empile semblable à un journal quotidien, compilé au jour le jour, saisi de fièvre, avant la dissolution du tout. Mais aussi un roman bavard dont l’étoffe épique se trame comme un complot. Où les personnages sont légion, justement. Une foule parlante, toujours en action, sel de la terre et de la littérature. Fourmillement fictif de récits brandis à tort et à travers. Ils bredouillent une épreuve d’orchestre désarticulée, mirage d’une harmonie improbable.
Friedrich Glauser a bel et bien été légionnaire. Entre un séjour en hôpital psychiatrique et une fugue stupéfiante – accro à la morphine. Cependant, c’est la polyphonie qui prime. La narration circule d’un protagoniste à l’autre. Elle se stratifie, se fragmente et s’abandonne au va et vient des événements. La tentation autobiographique s’estompe dans la richesse hallucinatoire d’une cour des miracles volubile et violente.
Le caporal Lös, vrai faux héros de Gourrama, ménage l’univers éparpillé de la garnison, jusqu’à sa libération. Il administre avec largesse la trésorerie à la barbe des règles comptables. Il s’amourache de Zéno, une fille juive de la ville voisine. Il jouit de la bienveillance du capitaine Chabert, sourd à l’autorité et à la discipline. Et si les noms ont un sens, même délabré, celui de Lös évoque la perte, l’abîme, voire la chute. Raccourci d’un destin ajourné. «Lös s’endormit. Aucun agent de police ne vint le déranger. Quand il se réveilla, L’après-midi était déjà bien avancé.» C’est la fin du livre, l’étourdissement du sommeil évoque le salut de la disparition.
Rien d’héroïque ne vient consoler l’ennui mortel qui engloutit les hommes et les paysages. Glauser redoute le pathos et le romantisme pervers de la légion. Il préfère la cruauté éloquente de la parole. Les soldats conversent, radotent, bafouillent, déclament. Toujours. Seuls ou en chœur. Quand ils tirent leur matelas à l’ombre de la cour. Otages d’un ennemi invisible, improbable. Qui rode pourtant. Consommés par l’alcool et le tabac. Dévastés par les maladies. Secoués par une sexualité équivoque – entre homosexualité et sodomie; enfoncés dans les cellules insalubres d’un ancien couvent transformé en bordel. Toujours les contraires qui jouent de l’inversion, se moquent des identités. Ils sont tour à tour poètes et canailles. Amoureux de Mallarmé, barbares prêts aux pires forfaits, loques suicidaires.
Car la mort hante Gourrama. Et Tod, le compagnon cadavérique de Lös, est son ange messager. Et la cour des miracles chante sa louange. md
Friedrich Glauser, Gourrama, Gallimard, Le Promeneur, 2002.
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