Les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) dessinent des perspectives inédites pour la démocratie. Le vote électronique dont ont débattu les Chambres fédérales, ainsi que le prochain essai pilote dans les cantons de Genève, Neuchâtel et Zurich, est l’un des avatars de cette évolution1. Destiné à encourager la participation lors des votations au même titre que le vote par correspondance, il risque de mettre à l’épreuve le principe constitutif des systèmes démocratiques : celui de la médiation. La politique ne découle pas de l’action directe, sans délai, de tout le monde vis-à-vis de tout le monde. Elle est, au contraire, organisée, stratifiée, hiérarchisée par paliers représentatifs. A chaque échelon, un nombre restreint d’organisations et d’individus agit en lieu et place des groupes plus larges qui sont à l’origine de leurs mandats. Les partis politiques, les syndicats, les organisations faîtières, les parlements pour n’en citer que quelques-uns, assurent les transactions et les relais entre la base des citoyens et le système des pouvoirs de l’Etat qui les gouverne.
L’information : enjeu de pouvoir
Internet facilite l’accès à l’information. Le site de la Confédération suisse, par exemple, regroupe et archive l’ensemble des documents produits et diffusés par l’administration fédérale. Un nombre croissant de citoyens connectés utilise ces services. Au lieu de se contenter de données de deuxième main (fournies par les médias, notamment), ils préfèrent approcher directement les textes en discussion et les positions politiques exprimées à leur sujet.
La politique avant le divertissement
Une recherche réalisée en 1994 aux Etats-Unis avait déjà signalé qu’une proportion importante de la population (60 %) souhaitait qu’Internet devienne l’instrument d’une participation politique pleine et responsable et non seulement le portail du divertissement globalisé2. Bien sûr, la revendication d’un droit inconditionnel à l’information se heurte à la nécessité de le restreindre et de le contingenter suivant les besoins des calendriers parlementaires et des procédures législatives. Une certaine exaspération, d’une part, à l’encontre des représentants élus et de leur inertie – raison souvent invoquée du repli abstentionniste – et la tentation, d’autre part, de verrouiller le réseau reproduit l’antagonisme entre les individus et l’Etat. L’enjeu est ici le contrôle de l’information. Car un accès illimité et généralisé pourrait inciter tout individu à exercer sa part de pouvoir de façon directe et immédiate détournant l’appareil institutionnel dont dépend actuellement tout gouvernement.
Par ailleurs à l’opposé de tout optimisme de bon ton, celui-ci ne se traduit pas immédiatement en intérêt pour les affaires publiques et capacité de discernement3. Le citoyen ne se transforme pas en politicien par la grâce du réseau. Sa complexité et sa richesse pourraient paradoxalement freiner une utilisation plus large et, partant, une démocratisation des débats politiques.
Les forums de discussion
Justement, Internet encourage le débat. Celui-ci se développe en marge des occasions et des espaces traditionnels de rencontre où la présence physique des interlocuteurs est centrale. Tout le monde peut dialoguer avec tout le monde, ou lui adresser un message. Des forums de discussion se multiplient aux quatre coins de la toile. Ce sont des communautés virtuelles. Ephémères et aléatoires, elles concentrent les vues hétéroclites des internautes. Elles contribuent à la formation de l’opinion. Elles façonnent des circuits alternatifs d’échange et de savoir que les institutions et les médiateurs politiques habituels peuvent difficilement maîtriser et canaliser. D’ailleurs, ils n’hésitent pas à créer leurs propres tribunes destinées à récupérer les flux informels du débat. D’un seul coup et de façon encore chaotique, ces groupes réunissent les fonctions dévolues à la place du village, au confessionnal, au courrier des lecteurs, aux sondages, aux congrès, etc., pour aboutir à des embryons de vie démocratique détournant les clivages classiques. Avec le danger de succomber à l’illusion de l’égalité et de la fraternité anonymes, éloignées des réalités parfois rébarbatives, âpres et décevantes de la confrontation politique institutionnelle.
Service public ou privilège élitaire
Internet est à la portée de tous. La diffusion de l’ordinateur est certes impressionnante. Toutefois, sans parler des régions, voire des continents pauvres, l’usage de l’informatique et d’Internet est loin d’être étendue à l’ensemble de la population. Les inégalités, qu’elles soient économiques ou éducatives, opèrent une sélection qui nuit à la diffusion des nouvelles technologies. L’illettrisme, source de préoccupations au sein même des pays développés et riches, est un obstacle évident à son essor. La formation et la connexion au réseau sont ainsi les conditions pour transformer Internet en un service public véritable. Les cybercafés, du côté de l’initiative privée, offrent déjà l’une et l’autre à des clients qui joignent la virtualité de l’électronique à la sociabilité concrète du lieu public. On peut imaginer un effort semblable de la part de l’Etat. Ou alors, compter tout simplement sur les nouvelles générations, nées avec une souris à la main, pour voir éclore l’utopie de la cyberdémocratie. md
1Le projet de e-voting à Genève, La lettre du CES, no 26, mai 2002.
2Charles Piller, Dreamnet, Macworld, 11 (10), cité par Manuel Castells, La société en réseaux, Fayard, 1998.
3Sara Bentivegna, Politica e nuove tecnologie della comunicazione, Laterza, 2002.
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